Quand j’ai commencé à écrire, j’aimais bien utiliser des incises sans inversion du sujet et du verbe, pour donner un style assez familier qui allait bien avec le récit. Je pensais que ces incises qui existent dans la littérature depuis le vingtième siècle, notamment depuis les romans de Louis-Ferdinand Céline, étaient passées dans les meurs. Que nenni ! Je me suis rendu compte depuis que la question est en fait très sensible, et que les lecteurs et lectrices ne sont pas toujours souples sur la question. Prenons par exemple ce dialogue de Queneau, extrait de Zazie dans le métro.
– Et ça ! là-bas !! regarde !!! le Panthéon !!!!
– C’est pas le Panthéon, dit Charles, c’est les Invalides.
– Vous allez pas recommencer, dit Zazie.
– Non mais, cria Gabriel, c’est peut-être pas le Panthéon ?
– Non, c’est les Invalides, répondit Charles. Gabriel se tourna vers lui et le regarda dans la cornée des yeux :
– T’en es sûr, qu’il lui demande, t’en es tellement sûr que ça ?
Charles ne répondit pas.
– De quoi que t’es absolument sûr ? qu’il insista Gabriel.
– J’ai trouvé, hurle alors Charles, ce truc-là, c’est pas les Invalides, c’est le Sacré-Cœur.
– Et toi, dit Gabriel jovialement, tu ne serais pas par hasard le sacré con ?
– Les petits farceurs de votre âge, dit Zazie, ils me font de la peine.
Queneau passe librement de l’incise traditionnelle à une forme très familière, « qu’il lui demande », à la façon de Céline. Cette liberté ne plairait pas à tout le monde… De nos jours, parmi les écrivains et écrivaines (je passe au féminin car elles sont plus nombreuses), les partisanes de l’inversion sont nombreuses, même quand le récit est au présent et à la première personne, ce qui donne parfois des incises du type « rétorqué-je », avec l’utilisation d’un é euphonique.
Si ces incises sont grammaticalement correctes, elles donnent aussi un style très soutenu au récit. Quand celui-ci est par ailleurs courant, voire familier, comme c’est souvent le cas dans les romances contemporaines, ces incises deviennent une série de fausses notes qui nuisent à la cohérence du récit. Le plus souvent, je trouve leur utilisation abusive et mal maîtrisée.
Quelle solution adopter ? Pour ma part, j’ai décidé d’épurer en limitant l’utilisation des incises, surtout celles qui sont à la première personne. Il faut s’assurer que le dialogue reste compréhensible, mais il me semble que les bêta lectures et les phases de correction doivent permettre de corriger les ambiguïtés. Cela dit, certaines autrices et lectrices aiment l’usage de ces incises qui permettent de préciser l’humeur d’un personnage. Pour ma part, je trouve que le récit sera plus riche si on laisse plus d’implicite, plus de liberté d’interprétation.
Une chose est sûre, il est difficile de plaire à tout le monde ! Il faut donc faire un choix et l’assumer. Pour finir, je vous livre un extrait de Chasseuse de cristaux, mon premier roman, où j’ai utilisé l’incise sans inversion. Vous me direz si cela vous arrache les yeux. L’héroïne et son ami Yvain racontent une histoire : deux chevaliers se sont battus pour une demoiselle…
– Ils ont tous les deux perdu, il a dit. Ils se sont mutuellement étripés et ils gisent dans leurs armures. Ils ne peuvent pas se lever, parce qu’elles sont trop lourdes. C’est elle qui a gagné. Que fait-elle, alors ?
– Alors, elle les déshabille, bien sûr. On ne peut pas les soigner comme ça, avec les armures. Elle les déshabille et c’est difficile, parce qu’il y a des lanières de cuir, des morceaux de métal partout. C’est lourd et elle essaie de ne pas leur faire mal. Elle enlève d’abord les heaumes – heureusement, ils ne sont pas blessés à la tête. Ensuite, c’est haubert, jambières et genouillères. Il y en a un qui est blessé à l’épaule, l’autre à la cuisse. Ils perdent du sang. Alors pour arrêter l’hémorragie, elle soulève sa jupe et elle déchire son jupon.
– Évidemment, a souri Yvain.
– Évidemment, j’ai repris. Elle en fait des bandes de tissus et elle leur fait un garrot à chacun. Et puis elle s’endort, au milieu des deux chevaliers, sur l’herbe verte, l’herbe sans neige. La nuit tombe, la lune se lève et ils s’éveillent.
– Et alors ?
– Alors, ils comprennent bien que c’est elle qui a gagné. Ils posent chacun un baiser sur ses paupières fermées et elle se réveille. Et là, ils ne se battent plus. À leur tour, ils la déshabillent et, quand elle est parfaitement nue, ils voient comme elle est belle, ils la regardent, et la lune aussi regarde.
J’ai inspiré une nouvelle bouffée et les voiles de fumée se sont élevés de nouveau. Les volutes valsaient, elles s’épousaient dans un tournoiement lancinant.
– Et ?
– Et, on a tué le mouton. C’est fini, chapitre suivant. Il faut que tu dormes.
– Tu es l’incarnation de la frustration, Tourelle.
– Oui, j’ai dit.
Et je suis allée me coucher.
C’est ainsi qu’après avoir été voleuse, servante, courtisane et effeuilleuse, je suis devenue raconteuse d’histoires et femme de ménage.
Merci de nous faire entrer dans les coulisses ; c’est toujours intéressant de savoir comment chacun réfléchit (on pourrait presque parler d’artifice s’il n’y avait pas ce côté négatif) à donner du naturel à ses écrits !