Je regarde le granit glacé dans mon verre. Une bonne idée, ce glaçon qui ne fond pas. Il ne va pas ruiner le goût du rhum. Ni sa couleur, un or liquide qui semble se caraméliser sous mes yeux.
Je ferme les yeux pour la première gorgée. C’est toujours la meilleure. Je la savoure un moment dans ma bouche, brûlante et glacée, avant qu’elle n’allume son feu dans ma gorge, et je suis son trajet dans ma poitrine. Elle reste là, tout près du cœur.
Je goûte, intensément, cette sensation fugace, ce bonheur liquide.
Le reste du verre glisse comme un rêve. Trop vite achevé. Je regarde ma montre. Dix heures. Pas question d’en reprendre un second avant midi. Je suis une femme organisée. Ma main tremble un peu, je referme la bouteille, la remets dans le placard pour ne plus l’avoir sous les yeux, et, plus parce qu’il me faut penser à autre chose que par réel désir de travailler, je sors le manuscrit de mon sac.
J’écarte doucement l’étui de mousse. De couverture, il ne paie pas de mine. Le cuir de la reliure est si usé qu’il s’effrite quand on l’effleure. Il est interdit de le sortir de la bibliothèque, bien sûr. Mais personne ne songerait à me faire ouvrir mon sac quand je sors du bâtiment. Une universitaire si respectable. Au début de ma carrière, jamais je n’aurais songé à faire une chose pareille. Maintenant, je m’en moque. Je me moque de beaucoup de choses.
C’est ce que m’a dit ma fille, l’autre jour, en vidant mes bouteilles dans le lavabo. Tu n’es qu’une poivrote, avec tous les airs que tu te donnes, elle m’a dit, et j’ai regardé l’or bruni de l’alcool couler dans le siphon. Inutile, comme ma vie.
J’ai déçu mon mari, j’ai déçu mes amis, j’ai déçu ma fille.
Mais elle ne me déçoit jamais, elle, et c’est bien l’essentiel.
Elle n’a pas trouvé ma réserve. Les bouteilles dans la cave, derrière l’étagère qui branle un peu. Celle qui est sous l’évier, parmi les détergents. Celles qui sont dans mes bottes. Celle du tiroir à sous-vêtements.
J’ai toujours eu la peur de manquer.
L’envie de me lever me prend. Retourner au placard, me resservir un verre. Un seul. Ça ne se verra même pas. Un doigt à peine. Mais je résiste, pas avant midi, le deuxième, je me dis, tu n’es pas une alcoolique. Et puis je ris, doucement, parce que je sais bien, au fond. Mais je ne me lève pas, et je suis fière de cette victoire.
À la place, j’ouvre le livre, le livre qui raconte les merveilles, les légendes d’autrefois. Si je trouve le courage, un jour, je les retranscrirais dans un français moderne, léger, facile, pour que tout le monde puisse les lire. Mais pour l’instant, il n’est qu’à moi. Il me permet de naviguer en dehors de ma vie. Je n’ai pas besoin de rhum. Pas tout de suite. Je tourne les pages jusqu’à ce qu’un chapitre nouveau s’ouvre pour moi.
L’enluminure est petite ; je ne l’avais pas vue quand j’ai feuilleté le livre, au début. Je la regarde de près, fronce les sourcils, sors ma loupe pour être sûre. C’est bien un homme, un homme complètement nu. Il est assis à l’entrée d’une espèce de grotte, perdue dans les verdures. Tout près de lui, presque à ses pieds, le bleu d’une rivière. C’est charmant, très bucolique. Et, bien sûr, il y a son érection, fière, parfaite, que vient encore grossir la loupe dans ma main.
Je m’arrache enfin à ma contemplation, pour revenir aux pattes de mouche du copiste, une écriture serrée, difficile à déchiffrer, et qui m’est pourtant devenue si familière que mon regard glisse et devine les mots. Le sorcier des rives oubliées. Un joli titre, qui me parle. Je prends des notes, transcrivant et traduisant au fur et à mesure de ma lecture.
Si vous êtes une mère douloureuse, une dame déçue, un chevalier perdu, suivez cette route. Vous la reconnaîtrez en vous, parce qu’elle sera la seule possible. Elle vous mènera au milieu de nulle part, là où les arbres sont plus verts, là où l’eau coule rapide entre les roches. Si vous n’avez plus peur, parce que vous avez déjà tout perdu, vous sentirez son appel, et vous irez à lui. Vous marcherez, pieds nus sur les pierres glissantes, et les branches s’écarteront sur votre passage.
Vous perdrez la notion du temps. Vous faudra-t-il des semaines, des jours, des heures, pour parvenir à lui ? Peu importe, parce que quand vous arriverez, vous saurez que vous auriez rampé toute une année pour pouvoir seulement baiser le bout de ses pieds. Il sera assis, le corps droit, brun, presque végétal. Il vous regardera de ses yeux sans âge, et il ne vous jugera pas.
Il vous dira, seulement, veux-tu me boire ?
Vous lui répondrez, oui, et vous boirez.
Alors, vos tourments s’effaceront et vous vous éveillerez.
Le récit s’achève là. Je pose mon stylo, troublée. Je ne connaissais pas ce Graal-là. Et puis, veux-tu me boire, qu’est-ce que ça veut dire ? De nouveau, mon regard se perd dans l’illustration, dont je connais chaque détail, à présent.
Je m’imagine là-bas. J’ai parcouru le chemin qui menait jusqu’à lui ; je l’ai parcouru, parce qu’il était gravé en moi. Je l’ai parcouru parce que je n’avais plus le choix. J’ai pensé à ma fille, pourtant. Je n’ai pas fait demi-tour. J’ai poursuivi mon rêve, pieds nus sur les pierres glissantes de la rivière.
Quand je suis arrivée, je l’ai vu, assis devant la grotte, ses yeux sans âge, son corps droit, long et brun, son érection fière.
Il a posé ses yeux sur moi, et il ne m’a pas jugée. Il ne m’a pas dit que j’étais usée, que j’avais perdu ma beauté, que j’avais des rides aux coins de la bouche et du désespoir dans les yeux.
Il m’a dit, veux-tu me boire ?
Et j’ai dit oui, bien sûr.
Il n’avait pas besoin de m’expliquer. Je savais ce que je devais faire. J’ai hésité, tout de même. Il m’effrayait un peu, si calme et droit et grand et fier.
Mais je ne voulais pas faire demi-tour. Il y avait trop d’ombres derrière moi.
Je me suis agenouillée devant lui, devant sa sagesse, devant son sexe bandé. Mes genoux se sont enfoncés dans la boue.
Je me suis penchée, et j’ai baisé son gland.
Il était chaud et dur, vivant contre ma bouche.
Alors, il a posé les mains sur ma nuque, il a appuyé, doucement, mais fermement, et son sexe s’est enfoncé en moi, si profondément que j’ai cru qu’il allait me traverser.
Je l’ai avalé tout entier.
Un instant, il s’est immobilisé, et les yeux fermés, j’ai goûté cette forme qui m’emplissait, comme une branche chaude au creux de ma bouche, entre mes dents, dans ma salive.
Ensuite, il s’est mis à me pilonner.
Je n’avais jamais rien connu de pareil. Je me suis cramponnée aux herbes, j’ai perdu le souffle, les larmes me sont venues, mais j’ai ouvert la bouche, la gorge, pour l’accueillir toujours plus profond, pour laisser sa puissance me dévaster.
Une éternité, puis, enfin, il a jailli en moi.
La sève blanche m’a emplie, et j’ai tout bu, le flot au fond de ma gorge, la source mêlée à ma salive, la goutte qui a glissé sur mon menton.
J’ai léché longuement son gland, pour être sûre de n’avoir rien perdu.
Il me caressait les cheveux, tendrement.
J’ai fermé les yeux, et j’ai senti que la vie s’ouvrait de nouveau.
Il me faut un instant pour revenir à moi.
Je suis assise à mon bureau, devant le livre ouvert, devant l’enluminure et le texte qui m’ont ensorcelée. J’ai le feu aux joues, le sexe liquide. Si longtemps que j’avais oublié le désir.
Les souvenirs affluent, les bouches qui m’ont aimée, les mains qui m’ont parcourue, et c’est si doux, si fort, que j’ai envie de pleurer.
Alors je me lève, je vais chercher le rhum dans le placard, et, sans prendre la peine de me servir un verre, directement au goulot, je bois à longs traits l’oubli de la bouteille.
Ou bien
Alors, je me lève, je vais chercher le rhum dans le placard. Le désir me crucifie. Boire à longs traits l’oubli de la bouteille. Sans prendre la peine de me servir un verre, directement au goulot.
Le bouchon tourne entre mes doigts. L’odeur sucrée, violente, m’emplit tout entière.
Je me dirige vers l’évier, je penche la bouteille.
Je regarde l’alcool s’éparpiller, se perdre, disparaître enfin.
À la fin, il ne reste plus qu’un parfum dans l’air. Quelques taches d’or sur l’émail blanc.
Une nouvelle page de ma vie.
Je préfère la seconde version de la fin…
Elle ouvre une porte… vers le futur… une autre aventure !
En fait j’aime bien cette nouvelle ! Bravo !