Tableau d’Édouard Manet
Une énigme de mon enfance : pourquoi, mais pourquoi les femmes de ce tableau sont-elles nues (ou presque), alors que les hommes sont habillés ?
Du haut de mes dix ans, ça ne me semble pas très juste. J’ai beau avoir lu Emmanuelle en BD, je suis encore un peu prude. Je m’en vais donc voir l’autorité suprême de la maison pour lui poser la question.
Et ma mère de répondre, avec son air de sage :
« Ce tableau, c’est le plaisir présent, et à venir. »
En fait le tableau ne « tient » pas. On a souvent dit que c’était un tableau sur la discordance, mais la discordance la plus forte (qui est souvent traitée de façon secondaire) est celle que vous notez : la femme à l’avant-plan est nue, complètement nue, alors que les deux hommes sont habillés.
En outre, si l’on essaie d’imaginer la scène de façon temporelle, on constate que le supposé déjeuner est consommé : le panier est renversé, en désordre comme les vêtements de la jeune femme, ouvert comme un sexe féminin… Cette jeune femme vient de faire l’amour, semble suggérer le tableau.
En revanche, le deux hommes donnent l’impression d’être parfaitement habillés, sans aucun débraillé… Eux ne donnent pas du tout l’impression d’avoir fait l’amour dans les minutes qui précèdent. Ce sont deux intrus dans le tableau, presque deux malotrus… qui viennent de s’asseoir sans gêne à côté de cette femme nue qui était là bien avant eux…
Avec qui cette jeune femme a-t-elle alors fait l’amour? Ça ne peut guère être que l’autre femme dans la rivière à l’arrière-plan, dont la figure est d’ailleurs disproportionnée, trop grande par rapport à la perspective (comme le montre la barque à droite).
Pourquoi la jeune femme a-t-elle accepté cette intrusion? Elle les connaît sans doute… Mais elle ne les regarde pas, elle les laisse discourir comme des hypocrites, sachant bien qu’ils profitent de sa nudité exposée, et elle regarde ailleurs, vers le spectateur avec l’air de lui dire : ils m’emmerdent ces deux-là, mais je ne peux pas les chasser…
Elle reste pourtant complètement nue, comme si c’était naturel. Loin de manifester la moindre gêne, elle semble dire avec détermination face aux hommes en face d’elle mais aussi face au spectateur trois choses en même temps: je n’ai pas honte d’être nue, je viens de faire l’amour et je viens de faire l’amour avec une femme…
Mais il se peut bien sûr que Manet n’ait rien pensé de tout ça…
Intéressante interprétation ! Je dois dire que je n’avais pas pensé à la possibilité de cette étreinte féminine avant le tableau !