Aujourd’hui, je vous donne à lire l’histoire d’un des personnages de Chasseuse de cristaux, la mystérieuse Esther. Merci à Sylvie Kaufhold pour ses précieuses suggestions !
Comme le voulait la tradition, la cérémonie eut lieu dehors. Il y avait de nombreuses années que l’hiver s’était imposé sur l’archipel, mais les coutumes avaient la vie dure. Les invités s’étaient rassemblés dans la neige, formant un large cercle. Il y avait foule : rien que du beau monde. Le froid était particulièrement glacial, ce jour-là. On grelottait sous les fourrures. Dès que les vœux seraient prononcés, la fête se poursuivrait à l’intérieur.
Chacun fut donc soulagé de voir le cercle se fendre pour laisser passage à l’heureux couple. On admira le marié. Il avait belle allure, vraiment. Grand, élancé, les joues à peine rougies par le froid. Quant à la demoiselle, ma foi, elle disparaissait sous les voiles et les dentelles. Pour un peu, on l’aurait crue jolie. La drôle de comédie que ce mariage ! Depuis le temps, on pensait que la petite Esther resterait vieille fille. Certes, son père avait amassé une fortune pendant les grandes famines. Il avait imposé sa domination sur l’île tout entière. Mais elle était si vilaine qu’aucun homme n’avait pu se résoudre à la honte de l’épouser. Sa laideur était proverbiale. Personne ne voulait la voir ; ses parents la tenaient cachée.
Et puis Stan était arrivé. Charmant jusqu’à la perfection. Personne ne savait d’où il venait, tout le monde le recevait. Il aimait rire, boire, déclamer des poèmes et dépenser de l’argent. Sa beauté troublait les hommes comme les femmes. On se méfiait un peu de lui, bien sûr. Il était tellement séduisant. Qui aurait pu lui résister ?
Imaginez un peu la surprise des habitants de l’île lorsque les fiançailles furent annoncées. Quel étrange conte s’écrivait à Rivrene ? Le plus beau des hommes allait épouser la plus laide des demoiselles. Était-il fou ? Pensait-il pouvoir supporter la laideur de sa promise si cela lui permettait de mettre la main sur le magot des parents ? Ou avait-il un goût déviant pour les monstruosités ?
Certains regrettèrent, après coup, de n’avoir pas avoir eu son cynisme, de ne pas avoir osé demander la main de l’héritière. Surtout quand les travaux commencèrent : un extravagant palais s’élevait de terre. Bien entendu, le père de la fiancée finançait tout.
Esther n’était pas dupe. Si elle était laide, elle n’était pas stupide. Elle savait qu’on l’épousait pour son argent. Peu importait, après tout. Après être restée, pendant toutes ces années, enterrée dans sa chambre, elle allait enfin vivre. Elle qui avait failli devenir folle, dans toute cette solitude. Jour après jour, année après année, elle avait tissé des rêves, imaginé des rencontres, parlé à des fantasmes. À la réalité insoutenable s’était substitué un monde imaginaire dans lequel elle s’enlisait peu à peu. Ce mariage était une planche de salut inespérée.
Elle imaginait la cérémonie. Il ferait beau. Tout le monde assisterait à l’événement, tous ceux qui l’avaient dédaignée.
Elle imaginait la nuit de noces. Dans le noir, évidemment. Les mains de son bel époux parcouraient son corps.
Esther fermait les yeux et la joie l’envahissait.
Après, elle aurait un enfant. Il serait beau comme son père. Si, par malheur, il lui ressemblait, ce n’était pas si grave. Elle ne l’en chérirait que davantage.
Elle ne serait plus seule. Cet enfant la verrait avec les yeux de l’amour.
Le jour de la cérémonie, il faisait beau et froid. Dans le cercle des invités, les fiancés échangèrent leurs promesses. À travers les épaisseurs de dentelles, Esther distinguait à peine le visage de son époux. Elle n’en était pas moins séduite.
Le reste de la journée s’écoula dans une brume chaleureuse. On festoya pendant des heures. Stan but beaucoup et déclama des poèmes lyriques en l’honneur de sa femme. Esther ne mangea presque pas : elle n’osait pas relever son voile devant tous ces gens.
La nuit venue, ils furent conduits en traîneau dans la vaste demeure qui avait été louée pour l’occasion ; le palais qu’on faisait construire n’était pas encore achevé. Là-bas, les festivités se poursuivirent. Esther, la première, gagna la chambre nuptiale. Sa fidèle suivante, Blanche, l’aida à se préparer. Elle lui brossa les cheveux, la parfuma et lui fit revêtir la tunique d’épousée. Le tissu en était si fin qu’il était transparent. Traditionnellement, le mari devait déchirer le vêtement avant de déflorer sa femme. Lorsque la soie coula sur son corps, Esther se sentit rougir.
Quand tout fut prêt, Blanche se retira et la jeune mariée attendit seule, assise sur les fourrures couvrant le lit nuptial, dans la vaste chambre.
On avait tiré les rideaux ; la lueur vacillante des chandelles tremblait un peu. Sur le sol, des sphères minuscules répandaient une lumière bleutée. Esther hésita à les éteindre tout de suite, n’osa pas. Son époux le ferait quand il arriverait. Cette pensée la fit trembler un peu ; elle se pelotonna dans les fourrures.
Elle attendit longtemps.
À l’aube, elle comprit qu’il ne viendrait pas.
Ce fut le début d’une solitude nouvelle. Elle lutta pour ne pas perdre pied dans la triste folie qui menaçait de l’engluer à nouveau. Elle ne voulait pas renoncer.
Au début, elle assista aux dîners que son mari aimait à présider. Elle restait lourdement voilée, n’osant exposer son visage. Il y avait là toute une faune inhabituelle, comédiens, poètes et bateleurs, qui parfois la faisaient sourire. C’était plaisant de se distraire ainsi, de voir des gens. Elle connaissait si peu le monde. Et puis, il y avait Stan. Elle ne pouvait s’empêcher de l’admirer. Il était si beau. Quand il récitait des poèmes, elle n’avait d’yeux que pour lui. Si seulement il l’avait rejointe, le soir, dans sa chambre, rien qu’une fois !
Un soir, cependant, un artiste plus fantasque que les autres s’amusa à la taquiner. Il s’approcha d’elle, plaisanta, voulut relever son voile. Se reculant brusquement, elle évita la main inquisitrice, mais pas la chute. Esther s’écroula sur le sol, ridicule. L’éclat de rire fut général.
Elle ne participa plus aux dîners. La tristesse l’envahit au point d’entraîner son esprit dans l’univers doux-amer de la folie qu’elle avait cru laisser derrière elle.
La jeune femme se retira dans la grande chambre qu’elle avait crue conjugale. Elle vécut parmi les fourrures, avec sa suivante pour seule compagne. Stan avait élu domicile au même étage, à l’autre bout du couloir. Quand ils se croisaient dans le couloir, il était très poli avec elle. Mais elle le voyait à peine. Elle préférait raser les murs et fixer ses pieds. Le regarder faisait trop mal.
Lui n’essaya jamais de relever son voile. En fait, il n’eut pas le moindre contact physique avec sa femme.
Pendant plusieurs mois, Esther se laissa glisser dans la folie. Pourtant quelque chose en elle se rebellait encore, refusait de sombrer. Sa colère couvait et n’attendait qu’une étincelle pour éclater. Il l’avait épousée. Il devait la posséder. S’il ne le faisait pas, elle menacerait de divorcer, ou même d’annuler le mariage. Elle partirait avec tout son argent. Il ne pouvait pas lui refuser l’enfant qu’elle désirait.
Un matin, elle se rendit dans la chambre de son époux.
Elle n’avait pas mis de voile. Elle voulait le forcer à la voir en face, à reconnaître son épouse, à assumer ses responsabilités. Devant la porte, elle hésita un instant, puis elle entra sans frapper. Elle n’avait pas d’autre choix si elle ne voulait pas sombrer définitivement.
Esther n’avait jamais vu la chambre de Stan. Celle-ci était moins vaste que la sienne, mais plus luxueuse. Elle considéra avec étonnement le grand lustre de sphères bleues qui pleurait une lumière froide. Puis, avec un temps de retard, elle aperçut son époux. Il était assis dans un fauteuil, penché sur quelque chose, perdu parmi les ombres. Il était si concentré qu’il n’avait même pas remarqué l’arrivée de sa femme. Comme d’habitude, pensa Esther avec amertume. Qui pensait-il avoir épousé ? Un fantôme ?
– Stan ! tonna-t-elle.
Sa voix n’avait pas tremblé. Elle en fut fière.
Il releva les yeux, parut un instant ne pas la reconnaître, puis un sourire sardonique s’élargit sur ses lèvres.
– Esther, très chère. Que me vaut l’honneur ? Je vois que vous avez levé le voile. N’aurait-il pas mieux valu entretenir le mystère ?
L’injure la fit rougir. Elle ne put, cette fois, cacher la faille dans sa voix.
– Je suis votre épouse, déclara-t-elle. Vous devriez me traiter en tant que telle.
Elle aurait voulu en dire davantage, exiger sa présence à ses côtés la nuit, mais les mots lui firent défaut. De toute façon, c’était inutile : il l’avait parfaitement comprise.
Le rire de Stan, ce rire qu’elle aimait tant, éclata dans la pénombre.
– Ma chère, répliqua-t-il, soyons sincères. Nous savons, vous et moi, que je ne vous ai pas épousée pour vos charmes. Vous jouissez grâce à moi du statut d’épouse ; je vous accorde la licence d’agir comme bon vous semble. De mon côté, je ferai de même. Et soyez certaine que je ne partagerai jamais votre couche. D’ailleurs, qui voudrait de vous dans son lit ? Plutôt mourir, mon petit.
Cette dernière affirmation avait été prononcée sur un ton très doux, presque tendre.
Ce fut comme s’il l’avait poignardée. Les mots s’imprimèrent en elle, tranchant tout sur leur passage. Il avait raison, elle le sentait bien. Il n’y avait que la vérité pour faire aussi mal. Personne ne l’aimerait jamais. Ses parents eux-mêmes avaient eu honte d’elle. Ils lui avaient interdit de sortir, autrefois. Elle était monstrueuse.
Il fallait partir, maintenant. Elle ne devait pas s’effondrer devant lui. Il ne lui restait que sa fierté.
Elle vivrait seule. Elle sombrerait dans ses rêves, peuplés de bribes de poèmes, gouvernés par l’homme imaginaire dont elle était tombée amoureuse.
Esther voulut reculer, trébucha.
C’est alors qu’un éclat de lumière attira son regard. L’objet qu’il tenait dans sa main. Les ombres l’avaient caché jusqu’alors, mais elle comprit brusquement ce dont il s’agissait.
– Le cristal ! s’écria-t-elle. Misérable ! Vous l’avez volé !
La pierre de pouvoir, la pierre qui avait été donnée à sa famille par la Reine elle-même. Ils étaient si fiers d’avoir été choisis, d’être parmi les trois élus qui gardaient les pierres de mystère !
Elle marcha vers lui, menaçante.
De nouveau, le rire ironique. Elle le détestait, elle détestait ce rire.
– Mais non, enfin, qu’est-ce que vous croyez ? Vos parents étaient trop heureux de me le céder quand j’ai proposé de les débarrasser de votre encombrante présence. Qu’allez-vous imaginer, Esther ? Il fallait bien cela. Je vais vous dire, ma chère, je ne vous aurais pas épousée pour tout l’or du monde. Cette demeure m’est complètement égale. Et votre laideur, dès lors que vous la couvrez, est un faible prix pour le bonheur de tenir un cristal entre mes mains. Pour lui, j’étais prêt à tout.
Il souleva la sphère ronde et brillante, exposant sa beauté.
– N’est-il pas merveilleux ? Tant de pouvoirs dans une si petite chose… L’effacement des douleurs, les portes du bonheur.
Peu à peu, Esther s’était approchée. Fascinée, elle contempla le cristal. Son regard se perdit dans les profondeurs lumineuses. Elle avait toujours voulu le regarder. Autrefois, son père avait dit en riant que le cristal soulageait les pires malheurs — les plus affreux.
Il y avait tant de souffrances dans le cœur d’Esther. Sa folie rampante, sa solitude monstrueuse, le cristal pourrait les lui faire oublier. Qui en aurait besoin plus qu’elle ? C’est à elle, et non à Stan, que la pierre devait revenir.
D’un geste brusque, irréfléchi, elle le lui arracha.
– Menteur ! Il est à moi, il est à ma famille ! La Reine nous l’a donné !
Stan lui jeta un regard haineux.
– Pauvre idiote ! Rends-le-moi immédiatement ! Tu vas comprendre ta douleur, crois-moi !
Esther fuyait déjà. Le cristal à la main, elle avait volé à travers la pièce, elle lui échappait. Fou de rage, il bondit à sa poursuite, renversant au passage le fauteuil.
Elle était presque parvenue au milieu du couloir quand il la rattrapa. Elle voulut s’élancer dans l’escalier, mais il était trop tard, il avait agrippé son épaule. Désespérée, elle serra le cristal dans sa main, tentant d’échapper à cette étreinte brutale. Il la pressa contre lui, cherchant à atteindre la pierre dérobée.
Jamais, pensa-t-elle. Jamais plus il ne me touchera.
Pivotant sur elle-même, elle le frappa de toutes ses forces. Le cristal s’abattit sur la tempe de Stan.
Comme dans un rêve, elle le vit perdre l’équilibre, dévaler les escaliers. Son corps s’écrasa tout en bas et cessa de bouger.
Sur la clarté laiteuse de la sphère, il y avait à présent une tache rouge.
– Madame ! Madame, que s’est-il passé ?
C’était Blanche qui accourait. Les domestiques semblaient surgir de tous côtés. L’un d’entre eux s’agenouilla aux côtés de son maître, posa une main sur son cou.
Personne ne regardait de son côté. Esther fit disparaître le cristal dans les plis de sa jupe.
Le sang de Stan se répandait sur le marbre.
– Il est mort, madame, déclara le domestique.
Lequel était-ce, déjà ? Le cuisinier, peut-être. Cela n’avait pas d’importance. Esther se sentait étrangement détachée. Personne n’avait vu ce qui s’était passé. Stan était mort. Elle possédait le cristal.
– Appelez les gardiens de la loi, ordonna-t-elle. C’est un terrible accident.
Sa voix tremblait légèrement, constata-t-elle avec satisfaction. Elle feignit de défaillir, se tourna vers sa suivante.
– Blanche, aidez-moi à regagner ma chambre, mes jambes ne me soutiennent plus.
Après avoir congédié sa suivante, Esther put sortir le cristal des replis de sa jupe. Elle l’essuya soigneusement : il fallait qu’il fût pur.
Lorsque ses yeux se perdirent dans le cristal, un étrange sourire s’incrusta sur la laideur de son visage. Enfin. Elle se perdait en lui et pouvait renaître à la vie, débarrassée de ce poids qu’elle avait porté toutes ses années.
Toutes les vexations qu’on lui avait infligées, les brimades, les reproches implicites de sa mère, les remarques sarcastiques de son père.
Les nuits solitaires. La folie. Le rire de Stan.
Tout cela, le cristal l’effacerait.
Elle serait libre.
Il y avait foule, ce jour-là. Tout le beau monde avait été convié à l’enterrement. Les convives se suivaient, une sphère bleue à la main. Esther, dissimulée sous ses voiles noirs, marchait en tête de cortège.
Depuis la mort de son mari, on la disait folle de douleur. Elle n’avait adressé la parole à personne, avait refusé de voir ses parents. Cela valait sans doute mieux. On ne tenait pas à la réconforter. Stan était mort si soudainement ! On murmurait sur l’île que la disgracieuse jeune femme portait malheur.
Les hommes se félicitaient de ne pas l’avoir épousée.
Ce fut la dernière fois qu’on vit Esther. Comme pour donner raison aux rumeurs, ses parents moururent peu après, des suites d’une mystérieuse maladie.
Elle n’assista pas à l’enterrement.
Elle s’était installée dans le palais bâti pour son défunt époux et y vivait cloîtrée, une armée de domestiques à son service, dans un luxe inouï.
Les gens de l’île évitaient soigneusement ce quartier. Mais il arrivait parfois qu’un étranger, poussé par la curiosité, s’égarât dans ce coin.
De temps en temps, les portes du palais s’ouvraient. Esther accueillait volontiers les esprits vagabonds. Elle avait tant aimé cet homme, autrefois. Comment s’appelait-il, déjà ?
Elle avait oublié.
Le cristal avait effacé tout ce qui faisait mal, tout ce qui faisait peur.
Il ne restait que les poèmes qu’on venait lui réciter, jour après jour. Ils tombaient près d’elle comme des flocons de neige.